Dans cet entretien, le premier qu'il accorde depuis qu'il est passé à l'opposition, l'ex-président de la Catalogne, Jordi Pujol, passe en revue plusieurs aspects des relations entre le Maroc, la Catalogne et l'Espagne. M. Pujol estime qu'il est dans l'intérêt de l'Union européenne et des Etats-Unis que le Maroc soit un pays fort, stable et développé. ALM : M. Pujol, c'est votre première visite au Maroc depuis la fin de votre mandat à la tête du gouvernement catalan. Comment voyez-vous les relations maroco-catalanes de l'après -Pujol ? Jordi Pujol : J'espère que le nouveau gouvernement catalan pourra comprendre que, dans l'intérêt de la Catalogne et celui de l'Espagne, il est très important d'avoir de bonnes relations avec le Maroc. En ce qui me concerne, même si mon parti est actuellement dans l'opposition, je continuerai à travailler pour que nos relations soient très bonnes. Pour ce faire, nous allons recourir non seulement à notre poids politique, mais aussi à notre influence intellectuelle et économique. Votre successeur, Pasqual Maragall, a, dès son arrivée au pouvoir, pris la décision de fermer la délégation du gouvernement catalan au Maroc. Qu'en pensez-vous ? Je pense que c'est une grave erreur que le nouveau gouvernement a prise uniquement pour dire qu'il est là et que quelque chose a changé. Je trouve que l'équipe de M. Maragall éprouve un sentiment de refus envers tout ce qui a été réalisé par son prédécesseur. Mais j'espère que cette attitude négative à l'encontre de toutes les choses qui ont été faites par notre gouvernement durant les vingt-trois dernières années changera avec le temps. En ce qui concerne les relations avec le Maroc, nous avons toujours défendu le principe selon lequel, la Catalogne, l'Espagne et l'Union européenne doivent avoir une bonne politique méditerranéenne où le Maroc occupe une place privilégiée. J'espère que le nouveau gouvernement catalan en fera autant. Bien que, pour le moment, il semble vouloir faire table rase en prenant des décisions aussi mauvaises que celle de fermer la délégation que nous avions ouverte au Maroc et qui commençait à donner ses fruits notamment en matière de relations culturelles et de l'organisation des flux migratoires. Fermer la délégation est donc une décision maladroite. Mais, M. Maragall, a justifié sa décision par le fait qu'il y a eu une mauvaise gestion de cette délégation et que M. Angel Colom n'avait pas fait un bon travail… Bien au contraire. Le travail de M. Colom en tant que délégué de la Generalitat auprès du gouvernement marocain était très positif et très apprécié. Vous devez savoir que ces délégations que nous avons créées dans certains pays dont le Maroc avaient pour objectif d'aller au-delà des aspects économiques et devaient faire connaître la culture et la société catalanes et préparer une meilleure intégration des candidats à l'immigration organisée vers la Catalogne. Et je pense que celle de Casablanca était la plus importante. Et M. Colom a su mener à bien sa mission et a fait preuve d'une grande habileté. Les arguments de M. Maragall ne sont donc pas valables et sa décision est tout simplement capricieuse. Pensez-vous que les attentats terroristes du 11 mars à Madrid affecteront les relations entre le Maroc et l'Espagne ? Je suis convaincu que les relations maroco-espagnoles ne seront pas affectées par ces attentats. Les deux pays sont conscients que seules de bonnes relations peuvent les aider à lutter ensemble contre la menace terroriste. Cela me ramène au sujet de la sécurité dans la Méditerranée. Et je pense qu'un Maroc fort, développé et stable est un élément très important dans la sécurisation de la région. C'est pour cela que j'ai toujours appelé à ce que la Catalogne, l'Espagne et l'Union européenne aient de bonnes relations avec le Maroc. Et je suis fier d'avoir participé, il y a quelques années, à ce que cette idée puisse trouver un écho chez le gouvernement espagnol et les décideurs européens. Cela avait commencé en 1993 et avait été couronné par la tenue de la Conférence de Barcelone en 1995. C'était un élan très positif. Mais, malheureusement, tout ce travail qui avait été réalisé avec le gouvernement socialiste de M. Felipe Gonzalez a été réduit à néant avec le changement politique à Madrid. Et ces dernières années, les relations s'étaient détériorées ce qui a provoqué des incidents graves entre les deux pays. Mais, je pense que maintenant tout est rentré dans l'ordre. Je dois avouer aussi que durant ces années de crise nous étions pour le Maroc, mais nous n'avions pas les moyens d'infléchir la position du gouvernement espagnol. Mais, tout ce que nous avons pu faire dans l'intérêt mutuel du Maroc et de la Catalogne, nous l'avons fait. Vous évoquez toujours les relations avec le Maroc dans le contexte européen et méditerranéen… Je pense que dans la région, il faut toujours raisonner dans un cadre européen et méditerranéen. On ne peut pas envisager les relations catalanes ou espagnoles avec le Maroc si l'on ne tient pas compte du fait que le Maroc est très important pour l'Europe et pour la Méditerranée. C'est pour cela que j'ai toujours tenu à faire comprendre au gouvernement central et aux instances européennes que le Maroc a le droit d'avoir un statut privilégié dans ses relations avec l'Union européenne. Et, la meilleure manière de concrétiser cela est de signer avec lui un accord particulier dont les termes vont au-delà des aspects économiques pour avoir une grande portée stratégique. Certes, il n'est pas réaliste d'envisager une intégration totale et ce pour plusieurs raisons, mais il est de l'intérêt de tous que le Maroc ait une relation préférentielle avec l'Europe. Et quand je dis préférentielle, je dis aussi très généreuse. Pourtant, l'ancien président du gouvernement espagnol, José Maria Aznar, avait préféré une alliance transatlantique et provoqué une crise avec les alliés européens. Vous savez, en politique comme en football, si l'on veut gagner un championnat, il faut commencer par remporter tous les matchs que l'on joue chez-soi. Ainsi, il faut avoir une bonne situation au sein de l'Europe et que celle-ci ait de bonnes relations avec les Etats-Unis. C'est pour cela que je pense que les Européens et les Américains doivent immédiatement se mettre au travail pour restaurer leurs relations et mettre fin à cette rupture qui n'est pas dans leur intérêt. C'est le cas aussi en ce qui concerne le Maroc qui doit avoir de bonnes relations avec les deux entités. À ce propos, je ne vois aucune incompatibilité entre les deux. Les Etats-Unis et l'UE ont intérêt à ce que le Maroc soit fortifié. D'ailleurs, on remarque qu'ils sont maintenant conscients que la région de la Méditerranée ne peut être un espace de stabilité, de paix et de sécurité sans un Maroc fort, stable et développé. Les deux doivent donc travailler ensemble pour soutenir les efforts de développement et de modernisation entrepris dans ce pays. Justement, comment voyez-vous l'évolution des réformes au Maroc ? Je dis toujours que pour comprendre un pays, il faut étudier son Histoire. Et mon intérêt pour le Maroc m'a poussé à étudier certains aspects de son Histoire. C'est ainsi que j'ai pu découvrir que votre pays a connu plusieurs Rois qui ont eu le courage de vouloir révolutionner les choses et moderniser le pays. Et j'ai beaucoup apprécié le personnage du roi Hassan premier. Ce Monarque avait démarré tout un processus de modernisation du Royaume chérifien pour qu'il puisse éviter de tomber sous l'influence des puissances étrangères. Malheureusement, il n'avait pu aller plus loin dans la réalisation de ses objectifs. Et je pense que son œuvre avait été continuée par feu Hassan II et qu'elle est aujourd'hui en train d'être finalisée par SM le Roi Mohammed VI. La réforme du Code de la famille est en soi une révolution. C'est un pas courageux qui a été apprécié dans le monde entier. Ainsi, je dois dire que les réformes profondes avancent très rapidement, mais le développement économique semble ne pas aller avec la même vitesse. Il est important de faire encore un effort en matière d'allégement des procédures administratives liées à l'investissement. La question du Sahara se trouve actuellement en une phase décisive. Quelle est, selon vous, la meilleure solution à ce dossier ? Je suis l'évolution de ce dossier depuis 1976. Aussi, j'ai suivi le processus dit d'identification et de recensement entrepris par l'ONU pour préparer l'organisation du référendum jusqu'à son blocage. Je suis donc conscient de la complexité du problème. Et c'est pour cela que je pense qu'il faut trouver une solution qui soit favorable aux intérêts du Maroc et des réalités concernant les Sahraouis. C'est-à-dire une solution favorable au Maroc mais qui permet à ce dernier de garantir, dans le cadre du Royaume, le respect de la spécificité sahraouie. En tout cas, je ne partage pas les positions anti-marocaines que l'ancien gouvernement espagnol avait adoptées ces dernières années. Et j'insiste encore une fois qu'il est dans l'intérêt de l'Espagne, de l'UE et des Etats-Unis que le Maroc soit un pays fort et stable. Il est donc nécessaire qu'il puisse résoudre favorablement ce problème.