Les Etats membres de l'Union Européenne (UE) sont pris individuellement et collectivement, par les intellectuels maghrébins, comme exemple en matière de liberté de presse pour l'enracinement des traditions démocratiques au vieux continent, le haut niveau éducatif des populations et l'impartialité de la justice. Cependant, l'exercice quotidien de la profession journalistique révèle la persistance au sein de la société européenne de pratiques peu éthiques et parfois immorales. Il est souvent difficile, pour un intellectuel de la rive sud de la Méditerranée de critiquer les comportements des hommes politiques et entrepreneurs de la rive nord de cette mer intérieure pour la simple raison d'appartenir à des sociétés peu développées et où le droit d'expression est le plus souvent muselé. Dans ce contexte, il est utile de s'appuyer sur une conférence prononcée par Mercedes Arancibia, donnée jeudi au siège des Institutions Européennes en Espagne à l'occasion de la journée sur « les droits de l'homme pour la citoyenneté » par la Fédération des associations de défense et la promotion des droits humains. Arancibia, une militante pour le droit d'expression, est la seule femme qui avait dirigé un journal en Espagne, Liberacion, en 1972 sous le régime franquiste et fut détenue pour son courage de dénoncer la tyrannie de la dictature alors agonisante. Affaiblie au plan planétaire, l'UE continue en outre d'être une des rares parties du monde où la presse peut exercer dans des conditions encore acceptables. Cependant, il est indispensable de combattre la perte d'influence des médias sur les actes des Etats et gouvernements. D'abord, le parlement européen, a démontré ses limites en refusant, lors d'une session plénière et pour un seul vote, d'aborder la situation de la liberté de presse en Italie, où depuis 1994 se maintient le conflit d'intérêts du président du Conseil, Silvio Berlusconi, qui est en même temps propriétaire d'une grande partie des moyens de communication privés du pays et exerce son influence sur les médias publics, spécialement les chaînes TV de la RAI. Les limitations du Parlement européen sont tributaires, bien entendu, de sa propre composition politique, de manière qu'il est difficile d'adopter des propositions allant dans le sens de réprimande ou de sanctions, par exemple, des pays qui violent la liberté de presse puisque cette institution est formée de deux groupes idéologiques incompatibles (gauche - droite). Le poids de chacune des deux parties se note particulièrement dans la prise de décisions par les gouvernements qui changent selon le verdict des urnes dans les pays membres de l'UE. La liberté d'expression est protégée par l'Article 10 de la Convention Européenne. Cet article a été l'objet de nombreuses critiques devant le Tribunal Européen des Droits de l'Homme qui encourage le libre flux d'informations et d'idées pour limiter le pouvoir des Etats pour restreindre la liberté d'expression particulièrement en ce qui concerne le domaine de la presse et la liberté d'expression politique, la diffamation, l'intimité, la sécurité nationale et les manifestations. Cependant, certains avis du tribunal ont été largement critiqués pour être favorables à la protection du droit à la liberté d'expression. Sous le prétexte de la lutte contre le terrorisme et au nom de la sécurité nationale, surgissent à chaque fois au sein de l'UE plus de projets de loi destinés à « organiser l'équilibre informatif ». La plus récente démarche dans ce sens est venue du côté de la Hongrie. Le 21 décembre dernier, à quelques jours d'assumer la présidence de l'UE, les institutions hongroises avaient adopté une loi de presse qui contemple la création d'un Conseil des Moyens de Communication chargé de contrôler et de prononcer de hautes peines d'amendes pour des contenus considérés « non équilibrés politiquement » ou pour « violer la dignité humaine » ainsi que des offenses à la religion et à la nation. En repassant cette loi, le lecteur se rend compte de l'absence de frontière en matière de presse entre un pays écrasé par une dictature militaire et un Etat de l'UE. En Autriche, des tentatives ont été menées pour le contrôle de l'exercice journalistique sur la Télévision Publique ORF et les journaux. Le gouvernement de Vienne compte adopter des mesures similaires à celles appliquées en Hongrie mais en fin de compte le ministre de la justice a fait marche arrière. Il est donc apparent que ladite justice politique qui paraissait normale à l'époque des républiques soviétiques, commence à s'installer dans les usages en UE. Berlusconi ne cesse d'exercer son influence pour empêcher les magistrats de combattre la corruption et qu'il soit exempt de toute accusation parce qu'il a « des obligations institutionnelles ». En France, plusieurs proches de Nicolas Sarkozy ont réussi à acquérir de grands journaux de la presse quotidienne. De même, la religion catholique a repris son rôle d'avant-garde en Europe en imposant, par exemple, l'introduction dans la législation irlandaise du délit de blasphème. Il s'agit d'un « recul de plusieurs siècles », a commenté un porte-parole de l'ONG Reporters Sans frontières. En Roumanie, le législateur a introduit un nouvel élément qui fait la différence entre « bonnes » et « mauvaises » informations dans l'objectif de contrôler le contenu de tout ce qui s'écrit dans les médias. Selon le projet de loi, adopté il y a deux ans par le Sénat roumain, les stations radio et les chaînes de télévision du pays doivent respecter la parité dans l'élaboration de leurs télé-journaux selon « une identique quantité d'informations négatives et positives ». Ce type de loi, qualifiée d ‘ailleurs d' “absurde” par l'ONG Reportes Sans Frontières, est une violation du droit fondamental de toute société à donner et recevoir une information « sans intromission des pouvoirs publics » et une « ingérence inadmissible dans la liberté d'édition des rédactions qui ont le devoir et le droit de décider et d'élaborer l'information qu'elles veulent donner à chaque moment ». Cet ensemble d'entorses a incité, le 3 mai, les journalistes européens, à l'occasion de la Journée internationale de la Liberté de Presse, à s'insurger contre les graves menaces contre la liberté de presse qui couvent au cœur même de l'Europe et qui portent la même couleur que dans le reste de la planète. Le cas de la Hongrie (contrôle politique sur les journalistes), de l'Italie (l'empire médiatique et publicitaire de Berlusconi), de Roumanie (stratégie de sécurité), sont suffisamment édifiants. Souvent, la protection des sources n'est pas totalement assurée alors que des journalistes sont amenés à exercer dans des conditions de plus en plus précaires ce qui finalement porte atteinte à l'objectivité. C'est le cas de l'Espagne où la presse est affectée par la crise économique dans les mêmes proportions que les autres secteurs. Paraphrasant le président de la Fédération Européenne des Journalistes (FEJ), Arne Köning, le devoir des journalistes, en tant que gardiens de la démocratie, leur attribue la faculté de demander aux autorités de leurs pays d'assumer leurs responsabilités à l'heure d'appliquer les normes de la liberté de presse comme un droit fondamental. Ceci est valable aussi bien en Allemagne, en France qu'au Maroc et dans la plupart des pays. En Espagne, la Fédération des Associations de la Presse (FAPE), a lancé une campagne, intitulée « Sans question, pas de couverture » en signe de protestation contre la nouvelle mode suivie par les politiques espagnols d'organiser des pseudo-conférences de presse durant lesquelles est donnée lecture à un communiqué sans donner la possibilité d'un tour de questions. Durant les campagnes électorales, il s'instaure un « Etat d'exception informatif », déplore la FAPE. Au moment où le monde célèbre chaque année, le 3 mai, la journée internationale de la liberté de presse, il est édifiant de citer Voltaire qui disait, lors d'une séance de l'Académie Française (selon des références historiques bien ou mal fondées) que « je suis totalement contre ce que vous dîtes mais je suis prêt à sacrifier ma vie pour que vous continuez à le dire ». Cette citation, tirée d'une biographie (vraie ou inventée) du philosophe et encyclopédiste français du 18ème siècle, mérite d'être évoquée trois siècles plus tard, puisqu'au fond elle s'adapte parfaitement à notre époque dans le dessein de défendre la liberté d'expression, et, comme un exercice d'honnêteté démocratique des citoyens et institutions qui aspirent à réaliser, accepter et assumer.