La langue d'écriture est-elle une affaire personnelle ? Avons-nous le droit d'interpeller l'écrivain au sujet de la langue qu'il a choisie pour exprimer ses états d'âme ? Est-il pertinent pour un écrivain d'avoir recours à une langue autre que sa langue maternelle ? Autant d'interrogations auxquelles des écrivains et intellectuels de tous bords ont tenté de répondre lors d'une des rencontres du Café littéraire 21, à la Villa des Arts de Rabat. Le débat est né d'une idée simple: Ecrire n'est pas un geste spontané. Ecrire est un jet qui gicle du tréfonds où s'entremêlent l'apprentissage scolaire et le savoir académique, l'imprégnation artistique et culturelle, l'expérience du vécu, du vu et de l'entendu. L'écriture devient alors une affaire personnelle, un moyen par lequel un être va relater des étapes marquantes de sa vie, ou des histoires nées de son imagination par un vecteur de son choix. Pourtant «la polémique» autour de la langue de l'écriture demeure. La distinction longtemps faite entre écrivains en langue arabe et écrivains d'expression française ne cesse d'interpeller et d'alimenter un débat que l'on a cherché, bon gré mal gré, à occulter.»Nous sommes confrontés, de manière paradoxale, à la question de savoir dans quelle langue nous devons écrire. Toujours est-il qu'en temps de crise, on a tenté d'occulter ce débat qui n'est pas vraiment dépassé, entretenant ainsi un silence qui étouffe la littérature», s'insurge la jeune écrivaine Bouthaïna Azami. Un silence conforté davantage par une manie de catégorisation des genres littéraires (littérature féminine, précoloniale, postcoloniale) qui astreint les écrivains à continuer de vivre dans une espèce d'éternelle «révolution sociologique».»Au départ, affirme Bouthaïna Azami, je ne me suis pas posée la question, c'est mon père qui m'a donné le goût de cette langue (le Français ndlr) depuis l'enfance». L'historien et chercheur Abdeslam Cheddadi rappelle que ce n'est que depuis la colonisation que les écrivains se sont vus obligés de préciser quelle langue «ils habitaient». Le choix d'une langue de l'écriture autre que celle de la mère, exigeait désormais des explications. L'écrivain Touria Oulehri semble, elle, trouver la réponse aisément: «Les premiers mots que j'ai appris étaient en arabe (dialectal, ndlr). Mais si l'arabe est ma langue maternelle, le Français est ma langue paternelle «. C'est en faisant recours à ce jeu de mots qu'elle se justifie dans son choix, en nuançant que le français est également sa langue maternelle «sur le plan intellectuel». Ces deux écrivaines se sont orientées, disent-elles, tout naturellement vers le français. Or, toutes les deux -à l'instar de beaucoup d'autres- avouent avoir été rattrapées par la langue arabe. A un moment ou à un autre de leur parcours, elles se sont posées la question: pourquoi ne pas écrire en arabe ? Doit-on retrouver ici une illustration de l'adage «cachez le naturel, il revient au galop»? Pas vraiment, car les deux jeunes femmes affirment lire exclusivement en français, et s'estiment incapables d'écrire en arabe classique. Venant à la rescousse, l'intellectuel Abdelfettah Kilito avance «qu'avant de s'interroger dans quelle langue écrivons-nous, il faut d'abord se poser la question dans quelle langue lisons-nous». Abdellatif Laâbi est, lui, tranchant. Le débat dure depuis cinquante ans et rien ne semble changer. «Il faut se débarrasser de la mauvaise conscience qui pourrait venir du fait que l'on écrive dans une autre langue», soutient l'intellectuel. C'est un phénomène «banal». La transhumance intellectuelle et littéraire existe depuis la nuit des temps. L'important, est «de s'installer dans une langue, de l'habiter, d'en devenir propriétaire et non seulement locataire. C'est donc avoir le droit d'en changer le décor, d'en briser quelques cloisons, de la chambouler totalement. Il n'y a pas d'écrivains sans chamboulement». Peu importe finalement que l'écrivain soit habité par la langue ou que ce soit elle qui l'habite. L'identité d'une communauté n'est pas uniquement linguistique mais aussi et surtout culturelle. L'important reste, comme le dit Laabi, de savoir ce que l'on met dans la langue de l'écriture. A méditer.