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Averroès, le philosophe : La théorie d'une intelligence universelle immortelle
Publié dans Albayane le 13 - 08 - 2010

Ce n'est ni comme juriste ni comme médecin qu'Averroès fut connu du monde latin mais comme «Commentateur» d'Aristote, tout comme Aristote est le «Philosophe».
Les sources de la pensée d'Averroès sont de deux ordres:
- le philosophe Aristote dont il veut retrouver la philosophie dans sa pureté, en éliminant les interprétations passées faites par les musulmans ou les grecs.
- l'Islam et son livre saint le Coran.
Averroès cherche à retrouver Aristote (384-322) et Platon
En une vingtaine d'années Averroès écrivit sur presque tous les traités du corpus aristotélicien qu'il considère comme un «être divin» et inspiré. Il utilise pour cela plusieurs traductions, il trouve ainsi certaines erreurs de traduction ou d'interprétations, parfois des rajouts. Il cherchait à trouver un sens originel à sa vie à travers l'œuvre du philosophe grec. Sa conception philosophique sur l'origine des êtres est inscrite dans ses commentaires des traités d'Aristote.
Traductions latines d'Aristote, commentées par Averroès
Averroès, Grand Commentaire, sur Aristote, De Anima.
Deux versions latines et commentaire en petits caractères. Commentarium magnum Averrois in Aristotelis De Anima libros, traduit par Michel Scot vers 1230.
Paris, troisième quart du XIIIe siècle. Manuscrit sur parchemin (158 feuillets, 31 x 21 cm).
BnF, Manuscrits (Latin 16151 fol. 22)
Le mot générique de commentaire en couvre trois sortes distinctes :
- le petit commentaire («Jami»), abrégé, ou paraphrase, destiné à de jeunes élèves.
- le commentaire moyen («Talkhis») est une explication assez courte, destinée à des étudiants déjà familiarisés avec le sujet.
- le grand commentaire («Tasfir»), dans lequel Averroès énonce les problèmes que suscitent certains passages, rapporte les solutions avancées par les commentateurs antérieurs, les examine, et expose la sienne propre, ce qui donne lieu à des développements parfois très longs.
Ces commentaires sont connus uniquement dans des traductions hébraïques ou latines.
Averroès cherche à concilier Philosophie et Religion
Aux yeux d'Averroes, rien dans la philosophie d'Aristote bien comprise ne contredit le Coran. La philosophie ne contredit pas la loi divine qui appelle à étudier rationnellement les choses: on doit «unir le rationnel (ma'qul) et le traditionnel (manqul)». Averroès s'en explique dans Fasl al-maqal (Discours décisif); «le vrai ne peut contredire le vrai».
Ce programme est possible, parce que la loi divine a un sens extérieur (zahir) et un sens intérieur (batin): les hommes capables de science doivent pénétrer jusqu'à celui-ci et le garder pour eux, les autres se contentant du premier, qui précisément leur est destiné. Si les préceptes pratiques s'imposent à tous indistinctement, les comportements doivent nécessairement différer en matière théorique. La seule attitude qui ne soit pas justifiée est celle des mutakallimun (théologiens) qui, communiquant aux gens du commun des interprétations mal fondées, jettent le trouble dans les esprits; faute de connaître les véritables méthodes rationnelles, ils s'en tiennent à des argumentations simplement probables, sur quoi rien de certain ne peut se fonder.
Sur ces bases - distinctions corrélatives des sens du Coran, des capacités intellectuelles et des modes de démonstration - Averroès a composé un ouvrage intitulé Découverte des méthodes démonstratives concernant les dogmes religieux (1189). Il y traite de plusieurs points fondamentaux de la foi islamique (l'existence de Dieu, son unicité, ses attributs, ses actions...) en substituant aux formulations et aux arguments des écoles théologiques, qu'il critique en détail, un exposé qui, fondé sur le seul texte coranique, doit convenir à la fois aux simples et aux savants (aux aristotéliciens).
Problème de la corporéité de Dieu
Un exemple fera comprendre cette méthode. Bien qu'il n'affirme rien de positif sur ce point, le Coran semble suggérer que le Créateur a un corps. Certains théologiens (mutakallimûn) ont prétendu prouver qu'il n'en était rien; mais leurs démonstrations ne sont pas solides; d'autre part, à dire aux gens du commun que Dieu est sans corps, on risque fort de leur faire conclure qu'il n'existe pas. La meilleure attitude consiste à ne pas aller plus loin que la Loi, c'est-à-dire à attribuer à Dieu ni la corporéité ni l'incorporéité. Et si l'on demande ce qu'il est, il faut, se référant au texte révélé (Coran, XXXIV, 35) et à la tradition du Prophète, dire que Dieu est Lumière. Ainsi on ne s'écarte pas de la Loi; on signifie aux gens du commun une existence réelle et particulièrement noble; on rappelle aux savants que leur intelligence est aussi incapable de saisir Dieu que les yeux des chauves-souris le sont de voir le Soleil -(allusion à Aristote : Métaphysique, II, 1, 993 B, 9-11).
Dans l'ensemble de ce traité, Averroès apparaît au point de convergence de trois perspectives doctrinales: la théologie musulmane, qu'il refuse mais qu'il connaît assez à fond pour la critiquer de l'intérieur; la révélation coranique et la philosophie d'Aristote, qu'il accepte intégralement l'une et l'autre comme deux expressions différentes du vrai.
Son ouvrage le plus important «Tuhafut al-Tuhafut» («Inchoérence de l'Incohérence» ou «Destruction de la Destruction») est écrit en réponse au travail du penseur musulman et philosophe mystique Al-Ghazali, mort en 1111, qui avait écrit un livre destiné à ruiner les doctrines de divers philosophes: le «Tahafut al-falasifa» (La Destruction des philosophes), qu'il réfute méthodiquement. Pour Al Ghazali, il n'y a pas de loi de la nature, mais des volontés de Dieu ; et la science doit s'effacer devant la toute puissance de la religion. Il écrit: «les connaissances consacrées par la Raison ne sont pas les seules, il y en d'autres auxquelles notre entendement est absolument incapable de parvenir».
Réponse aux adversaires de la philosophie: Unité de l'intelligence
Averroes précise dans «Tuhafut al-Tuhafut» («Inchoérence de l'Incohérence»), la double incapacité de l'intelligence: l'une est relative, propre à une certaine classe d'esprits, et provient soit de la constitution individuelle, soit de l'absence d'instruction; l'autre est absolue, et tient à la nature même de l'intelligence.
On notera que, dans le texte résumé ci-dessus (allusion aux chauves-souris), c'est une image tirée du Philosophe lui-même qui illustre cette limitation radicale.
Dans ces interprétations, il fait état de sa théorie d'une intelligence universelle immortelle à laquelle tous les hommes participent par leur espèce mais non en tant qu'individu, les âmes particulières étant elles périssables et dépendantes.
Il distingue en l'homme l'intellect passif et l'intellect actif. Celui-ci se situerait au-delà de l'individu :
il lui serait supérieur, antérieur, extérieur car il serait immortel: en effet bien que les individus meurent, d'autres les remplacent toujours, et si la science vient à manquer en un point de la Terre, on peut être assuré qu'elle est en quelque autre: l'homme, en tant qu'être spécifique, est toujours nécessairement «joint» aux intellects.
Bien entendu il en va autrement pour les hommes particuliers: la pensée de chacun est liée à ses propres images. C'est pourquoi, malgré l'unicité des intellects, les pensées de chaque homme sont différentes de celles des autres; cela explique aussi que «ma» pensée soit, en un sens, «mienne», puisqu'il dépend de «moi» de me joindre à l'intellect agent, c'est-à-dire de faire que l'intelligible soit abstrait de «mes» images.
Immortalité
Selon Averroès, Aristote soutient une doctrine de l'éternité de la matière: rien ne vient du néant, et ni la forme, ni la matière ne sont créées. Le mouvement serait éternel et continu.
L'éloge qu'il fait d'Aristote va parfois jusqu'à conférer à son existence une signification proprement exemplaire. Ainsi:
«Ce point [à propos de l'âme] est si difficile que si Aristote n'en avait parlé, il eût été très difficile, impossible peut-être, de le découvrir - à moins qu'il ne se fût trouvé un autre homme comme Aristote. Car je crois que cet homme a été [...] un modèle que la nature a inventé pour faire voir jusqu'où peut aller la perfection humaine en ces matières.»
Son but est de revenir à l'authentique philosophie aristotélicienne. Il pense que l'homme n'a ni le contrôle de sa destiné, ni que celui-ci est entièrement prédéterminé. Averroès nous offre ici le tableau d'un monde sans commencement ni fin temporels, où les sphères tournent éternellement parce qu'elles dépendent de l'activité éternelle du Premier Agent. Ce Dieu d'Aristote agit selon un mode qui n'est ni volontaire ni naturel, mais que la Loi révélée appelle volonté.
Créateur, sa science des êtres existants n'est ni universelle (car la connaissance par l'universel est abstractive et potentielle) ni particulière (car le particulier, matériel et multiple, est sans rapport avec l'unité de l'intellect divin): la science divine est toute différente de la nôtre, parce que - Averroès le dit encore dans son grand commentaire sur la Métaphysique , et dans un petit traité consacré à la «science éternelle» - elle est la cause de l'existence de l'être, et non pas son effet.
Dieu connaît, Dieu crée, c'est tout un: son essence créatrice est coextensive à la science qu'il a de ses créatures. L'identification en Dieu de l' «être» et du «connaître» est conforme à la théorie aristotélicienne, de même que l'éternité du monde; en liant ces thèmes à celui de la création, Averroès les éclaire d'un jour qui n'est plus grec, mais coranique; on a vu qu'il se référait explicitement à la révélation, et qu'il affirmait l'incapacité de l'intelligence humaine à en saisir le contenu entier.
L'immortalité serait un attribut de l'espèce et non de l'individu. Cette distinction conduit Averroès à séparer radicalement raison et foi, la Révélation de la Foi n'étant accessible qu'à l'intellect actif.
Ainsi la pensée d'Averroès apparaît comme un ensemble complexe où s'enlacent et s'équilibrent des éléments venus d'Aristote et d'autres venus du Coran, d'une façon très différente toutefois de ce que sera la scolastique chrétienne. C'est ce qui lui vaudra d'ailleurs sa disgrâce.
(A suivre)


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