Mark Zuckerberg, 26 ans, veut faire de Facebook le lien ultime entre les habitants de la planète. Le réseau social que ce surdoué de l'informatique a créé en 2004 rassemble déjà les données personnelles d'un demi-milliard d'individus partout dans le monde. Le plus souvent à visage découvert, les membres y exposent leur vie : désirs, obsessions, goûts, activités du moment, en général photographies à l'appui. Mais surtout, ils détaillent le type de relations sociales qu'ils entretiennent. Leur vie privée devient transparente. A travers ce réseau planétaire, est-ce le rêve d'un monde interconnecté de 500 millions d'"amis" qui se dessine ? Ou assiste-t-on au contraire à la naissance d'une hypersurveillance plus inquiétante encore que celle imaginée par George Orwell dans 1984 ? Car, grâce à Facebook, c'est chaque membre qui est désormais en mesure d'épier les faits et gestes de tous les autres. Faites le test. Prenez une carte de visite vieille de dix ans, le nom d'un ami d'enfance, d'un ou d'une ex. Entrez-le sur le site www.facebook.com. A tous les coups ou presque, vous retrouvez la personne perdue de vue. Homonymies, mariages, déménagements ne posent pas de problèmes insurmontables. Par recoupements, on parvient toujours à tracer la personne perdue de vue. Car, sur Facebook, on voit qui connaît qui, qui aime quoi, on retrouve toujours un fil… Rien n'échappe au réseau social. Il traque tout sur tout le monde, en temps réel, sans jamais rien oublier, ni effacer. Il répertorie aujourd'hui 500 millions d'individus dans 207 pays. En enregistrant ses liens avec ses "amis" sur Facebook, chaque utilisateur a dessiné ce que les spécialistes appellent le "social graph", la cartographie de ses relations, qui est en passe de devenir la carte d'identité ultime, bien plus efficace qu'un passeport biométrique. BABILLAGE SUR LE "FIL D'ACTUALITE" La matière première de ce réseau semble pourtant bien anodine. Sur le "mur" de Facebook, vous vous exprimez avec votre "statut". Vous parlez à vos amis (au besoin en ajoutant des images ou des liens vers d'autres sites Web) ; ils vous rendent la pareille, commentent vos affirmations, choix, centres d'intérêts, états d'âme. Ce babillage se déploie sur votre "fil d'actualité" qui égrène votre activité et celle de vos amis. Des amis que vous trouvez parfois embarrassants. Car Facebook repousse très loin les limites de la futilité. Morceaux choisis du fil d'actualité de l'auteur de cet article, qui avait 286 amis avant la parution de ce numéro (sans doute moins maintenant…). Par charité, les prénoms sont intraçables : on y apprend que Maxine "n'a pas encore commencé sa journée. Et va peut-être être obligée de se recoucher, histoire de démarrer pour de bon". Passons à Naomi : "J'ai dormi trois heures et j'ai accepté un cours d'aquabike… Mon dieu !" (sept personnes "aiment ça", car sur Facebook on peut voter d'un clic). Puis Graziella : "Drame à Nouméa, ma claquette est cassée !" (S'ensuivent de touchantes marques de compassion de quelques proches.) Au hasard, la publicité s'insinue : "Mario et Alphonse 'aiment' Le Hérisson". Il s'agit de la mascotte d'une marque d'éponges qui regroupe 5 813 fans. Une paille à côté des 14 millions de membres inscrits sur la page des boutiques de café Starbucks. L'une des performances de Facebook, et non des moindres, est de parvenir à s'insinuer en permanence dans le quotidien de ses utilisateurs. Une vingtaine d'adeptes interrogés ces derniers mois en France et aux Etats-Unis admettent avoir leur page Facebook ouverte sans discontinuer sur leur ordinateur et vérifier plusieurs fois par heure leur fil d'actualité. Une addiction chronophage : en moyenne 23 heures par mois sont passées sur Facebook. Mais des temps d'utilisation de 40 à 60 heures mensuels n'ont rien d'inhabituel. Cette imprégnation a récemment été accélérée par le téléphone mobile, utilisé par 150 millions de membres. En effet, dans une cinquantaine de pays émergents, Facebook a passé des accords avec les opérateurs de téléphonie qui offrent gratuitement l'accès à son service. Tout le monde y trouve son compte : les ventes de mobiles progressent et Facebook gagne de nouveaux adeptes. Autant dire que le verbiage global est en pleine expansion. Le volume de mots stocké sur Facebook représente déjà dix fois celui de tous les blogs de la planète. Mais à lire cette avalanche de niaiseries, on est partagé entre la consternation et l'étonnement : comment peut-on passer autant de temps à commenter une photo prise de toute évidence par un parkinsonien, la mise à jour d'un "statut" détaillant le menu d'un petit-déjeuner, ou le récit assez imagé d'une circoncision ? MODIFICATION DE LA STRUCTURE CEREBRALE Facebook rendrait-il stupide ? J'ai posé la question à Nicholas Carr, 51 ans, un des plus fins observateurs des comportements induits par l'usage du Net. Il y a deux ans, il avait signé dans le mensuel américain The Atlantic un article controversé intitulé "Google nous rend-il stupides ? Ce que l'internet inflige à nos cerveaux ". Aujourd'hui installé dans le Colorado, il vient de publier The Shallows (littéralement "Les Hauts-fonds", à paraître en 2011 chez Robert Laffont) qui décrit comment l'excès de stimuli modifie notre structure cérébrale.