La société doit défendre la liberté d'expression Sans ambages, Said Naji présente clairement sa plaidoirie en faveur d'une société fondée sur le principe de la liberté d'expression. L'art ne peut être ni ne peut se développer qu'à travers ce choix moderne et démocratique. Pour lui, la liberté de création et d'innovation en matière artistique se transforme en un faix, lorsque les parties en jeu omettent de faire appel à l'attitude et au comportement démocratiques... Al Bayane : Quelle est votre compréhension de la liberté en matière artistique ? Said Naji : C'est tout simplement la liberté de l'artiste à créer et à innover, conformément à ce qu'il estime susceptible d'être créé et innové et sans contraintes ni restrictions, à même de lui interdire l'accès aux horizons de la création. Cette liberté doit normalement être protégée par la société, la Constitution, car elle fait partie de la liberté d'expression en général, dans les domaines social, politique et artistique. Cette liberté doit également être compatible avec les constantes et principes conventionnels de la société, régie par les termes de la Constitution. La liberté artistique est fondée, pour une grande partie, sur les soubassements de la démocratie et de la profonde conviction en le droit à la différence. Quand, selon vous, cette liberté peut-elle se transformer en un aspect problématique? C'est clair et évident que la liberté de création et d'innovation en matière artistique se transforme en un faix, lorsque les parties en jeu omettent de faire appel à l'attitude et au comportement démocratique, et vont même jusqu'à s'ériger en défenseurs du temple et tuteurs sur la société et ses valeurs. Partant, nous observons que la liberté de création atteint un stade majeur dans les sociétés ne connaissant pas les phénomènes d'ignorance et d'analphabétisme. Dans une société comme la nôtre, pensez-vous que la création artistique doit avoir des limites ? Les seules limites pour la création et l'innovation ont trait au respect aux constantes et principes de la société. Une société est toujours fondée sur certains principes, certaines valeurs, ainsi que des rapports conventionnels. Elle se réunit autour d'un socle constitutionnel qui l'unifie et qui la régit. Mais, lorsqu'on parle des restrictions sur la création artistique, on est en train de juger l'art suivant des normes et critères non artistiques. Et l'on assiste ainsi à une situation où des voix s'élèvent pour décider de ce qui est art et de ce ne l'est pas. Là, on a assiste à un ballet de propos disant : «Quel art ?», «Quelle création ?», «Ceci n'est absolument pas un art» et il y a «l'art sérieux et l'art non sérieux»... Je pense sincèrement qu'il s'agit d'un penchant vers la restriction de la liberté de création, dénotant d'une conception en porte-à-faux avec l'expression artistique et d'un désir extrémiste d'endiguer ce dévouement vers l'art, selon une interprétation intellectuelle différentielle, voire contradictoire. Mettre des limites à la création, autre que celles que pose la société, est une vaine tentative rétrograde. Est-il obligatoire de limiter la création au nom de la spécificité religieuse et culturelle ? Je crois qu'il n'y a pas d'artiste, du moins au Maroc, qui entend estropier ses spécificités religieuses ou culturelles. Pourquoi donc penser à la restriction de la liberté d'expression artistique. Nous faisons rarement attention que l'art et la création sont deux dynamiques responsables de la confection de notre spécificité culturelle et religieuse. L'Islam ne s'est pas développé uniquement par la jurisprudence, mais surtout en lançant un grand mouvement d'expression culturelle et artistique. Ce que nous vivons aujourd'hui est bel et bien une continuation du rôle de l'art dans le façonnement de notre personnalité culturelle complexe, avec tous ses aspects et sous toutes ses facettes (politique, religieuse, linguistique et intellectuelle). La nudité et le verbe «vulgaire» restent parmi les aspects critiqués par certains milieux, qu'en pensez-vous ? Primo, nous n'avons pas assisté à des travaux présentant l'aspect de nudité. La médiocrité, par contre, est une donnée constante et inévitable. Dans toute expression artistique sociétale, l'on trouve les expressions artistiques créatives et innovantes, mais l'on trouve aussi les expressions simplistes et médiocres. Le cinéma américain, à titre d'exemple, compte un grand nombre de productions, et vous pouvez trouver des péplums et des navets. Mais, chaque film a son public. L'accusation de la nudité dans notre contexte marocain n'émane aucunement de la part de critiques, d'artistes ou de gens s'intéressant aux arts, mais de personnes n'ayant aucun lien avec le domaine des arts. Des gens qui frémissent à la vue d'une femme habillée normalement, et sans bourqa ni Niqab. Il s'agit là d'une accusation morale qui reflète un état d'inhibition collée à la création artistique. Une preuve tangible : l'année dernière, l'on a reproché la nudité à la comédienne Latefa Ahrrare, dan sa représentation de la pièce de théâtre «Capharnaüm». Personnellement, j'ai vu cette pièce, et je n'ai pas trouvé de nudité, puisque la comédienne était mieux habillée que les femmes marocaines sur les plages. Comment ose-t-on accuser cette pièce ? Et qui a osé le faire, si ce n'est ceux-là mêmes qui ne voient dans la femme que le péché personnifié ? En tant que spécialiste du théâtre, que dites-vous des ruptures artistiques, du reste progressistes, réalisées grâce aux précurseurs, et traitant de tout ce qui était tabou ? Nous nous rendons compte maintenant que nous étions plus démocratiques sur les plans culturel et intellectuel durant les années 60 et 70 du siècle précédent. Nous étions plus libérés, plus illuminés. Les intellectuels et les gens de théâtre ont souffert du fait de l'autoritarisme politique, de différents genres de violations et d'un grand abus, mais ils ne se sont jamais sentis battus. Seulement, à cette époque, il n'y avait pas de courants politico-religieux appelant à limiter la création artistique. Les réalisations de la culture marocaine dans ce sens restent énormes. Nous constatons, par contre, un recul et une régression par rapport à ces acquis de la liberté artistique et de création. Nous sommes face à des courants conservateurs, extrêmement embourbés dans la pensée rétrograde, ayant l'intention de faire reculer le pays à des ères d'obscurantisme. Le pire, c'est lorsque ces courants trouvent une oreille attentive chez les gens de théâtre eux-mêmes, comme ce fut le cas récemment pour le parrain du théâtre spectaculaire Berchid, lorsqu'il a jugé la pièce «Dyali» sans qu'il fasse un effort préalable de la voir. Ce qui est étrange également, c'est que le lecteur des communiqués de Berchid découvre une langue et un lexique modernes, libres et progressistes, le tout fourré dans un moule intellectuel grandiose. A quoi attribuez-vous cette division sociétale autour de ces questions de création artistique ? Le drame que peut vivre une société, sans focaliser sur l'expression artistique, c'est le fait de compter parmi elle des catégories qui n'admettent ni acceptent ses choix, et se battent par contre pour une autre société, non conventionnelle. Il n'est pas admissible que la société basée sur les principes de droit soit l'objet d'une remise en question par qui que ce soit. Autrement dit, nous n'avons pas abouti à un consensus culturel autour de principes constituant le seuil minimal fondateur d'une société. Roland Barthes définissait la société comme étant un ensemble de paroles, si ces paroles sont fausses, il n'y aurait pas de société réelle, par conséquent. Notre société est également un ensemble de paroles, mais des paroles contradictoires, au point de ne point admettre l'Autre. Regardez comment un prédicateur vient d'inciter à l'assassinat d'un journaliste, pour cause de ses déclarations. Ceci se répercute bien évidemment sur la liberté d'expression artistique. Ce qui est normal chez les uns devient une violation des règles chez les autres, parce que nous n'avons pas encore été imprégnés des grands principes démocratiques et n'avons pas encore assimilé le sens de véritable la différence.