Ignacio Fernández Toxo, secrétaire général de la centrale syndicale espagnole Commissions Ouvrières (CC.OO) et Président de la Confédération Européenne de Syndicats (CES), doit visiter le Maroc, jeudi et vendredi, pour des concertations avec des leaders syndicaux de l'Union Marocains du Travail (UMT). Les CC.OO est le premier syndicat en Espagne qui a admis en son sein les immigrants marocains comme militants pour les droits humains et comme aussi affiliés, bien avant de régulariser leu situation à la fin des années 80. Dans une interview accordée à Albayane avant de se rendre à Casablanca, Toxo explique avec détails les causes de la crise économique en Espagne, les conditions d'intégration de l'immigré au marché du travail et la manière avec laquelle le Maroc et l'Espagne devront agir pour constituer un tandem complémentaire en dépit des problèmes en suspens. Né en 1952 à El Ferrol (Galice), Toxo était secrétaire général de la Fédération du Métal des CC.OO de 1987 à 1995, année durant laquelle il a été élu secrétaire général de la Fédération minero -métallurgique des CC.OO et en 2004, il a été élu membre de la Comité Exécutif Confédéral des CC.OO et secrétaire de l'Action Syndicale et Des Politiques Sectorielles. Le 20 novembre 2008, Toxo est devenu secrétaire général de la Confédération Syndicale des Commissions Ouvrières et à partir du 19 mai 2011, il est aussi Président de la Confédération Européenne de Syndicats (CES). Al Bayane: Eu égard aux intenses rapports entre le Maroc et l'Espagne, quels sont les champs de coopération entre le mouvement syndical au Maroc et la Fédération Commissions Ouvrières. Toxo : Les relations entre ce mouvement et les CC.OO remontent à très loin et bien avant les campagnes de défense des syndicalistes persécutés pendant la période de répression au Maroc. Je me souviens que nous avions organisé une mobilisation en faveur du secrétaire général de la CDT, Noubir Amaoui en 1992, et réalisé des projets de coopération syndicale avec des syndicats marocains. Dans ce contexte, je peux particulièrement mentionner trois des plus importants champs de coopération : droits humains et professionnels dans les entreprises filiales et franchises d'entreprises multinationales espagnoles au Maghreb, recherche d'approches communes dans les relations entre le Maroc et l'Union Européenne (UE) dans l'espace euro méditerranéen, et, les politiques de migrations de l'Espagne et de l'UE. Quel type de soutien apporte la Fédération CC.OO à la défense en Espagne des intérêts des immigrés en général et des marocains en particulier ? La centrale CC.OO défend l'ensemble des immigrés, en particulier le collectif marocain (le plus nombreux des étrangers extra-UE), l'égalité des droits humains et sociaux avec les travailleurs espagnols, et par solidarité humaine et syndicale, défendre mieux les intérêts de tous les travailleurs espagnols face aux intérêts d'une partie d'entrepreneurs espagnols d'utiliser la main d'œuvre étrangère – dans de nombreux cas irrégulière – pour faire baisser les conditions salariales et professionnelles en général au marché du travail. Nous luttons en fait pour faire sortir les immigrés de l'économie souterraine et régulariser la situation de ceux qui démontrent leur suffisant enracinement social. Ceci n'est possible qu'à partir de la libre inscription au registre municipal de recensement de la population. Nous disposons également d'un réseau de Centres d'Informations des Travailleurs Immigrés (CITES) à travers lesquels nous les accompagnons dans leur processus d'intégration sociale et nous les informons de leurs droits. Toutefois, la meilleure façon de défendre les droits des travailleurs immigrés est que ceux-ci s'affilient à notre syndicat et défendent leurs emplois et conditions de travail au pied d'égalité avec les travailleurs espagnols. Pour les CC.OO, l'affiliation syndicale des immigrés est une priorité dans ses campagnes d'information. C'est pour cette raison j'invite, à travers cette interview au journal Al Bayane, les travailleurs marocains à ne pas hésiter à le faire. Comment jugez-vous les changements et réformes introduits au Maroc durant la dernière décennie, particulièrement au plan constitutionnel ? Je considère qu'il s'agit de progrès vers la démocratisation, spécialement les dernières réformes adoptées en pleins processus de mobilisation populaire qui se déroulent dans la majeure partie des pays arabes et au Maroc aussi. Néanmoins, je pense que les conditions pour une pleine démocratie ne sont pas encore réunies dans cette partie du monde. L'actuelle crise économique en Espagne aura-t-elle des incidentes sur le Maroc ? Cette crise avec ses particulières caractéristiques, que nous vivons actuellement en Espagne, fait partie d'une crise européenne beaucoup plus large et touche aussi d'autres pays développés. La crise passe actuellement par une deuxième phase qui est encore plus dure. Nous nous trouvons au bord d'une nouvelle récession qui est partiellement la conséquence des énormes erreurs commises par les dirigeants politiques de l'UE. Le seul problème qui préoccupe ces responsables, depuis près de deux ans, est la recherche de la manière de réduire les dettes et déficits publics. La façon d'aborder ce problème attaque directement la croissance économique et de l'emploi. Les politiques d'austérité et de restructuration budgétaire ainsi que les dénommées « reformes structurelles » sont sur le point de conduire l'Espagne et l'UE au bord du désastre et à une forte détérioration du Modèle Social Européen. L'euro et même le projet politique de l'UE sont actuellement menacés. Nous ne cessons de dénoncer avec force à partir de la centrale CC.OO et la Confédération Européenne de Syndicats (CES) cette approche en proposant des alternatives plus justes et plus réalistes. Bien entendu, une nouvelle récession économique en Espagne et en UE affecterait négativement l'économie du Maroc surtout ses exportations et les investissements qu'il reçoit, mais aussi l'économie mondiale. Nous avons hâte de savoir si la réunion du G20, qui se tiendra à Cannes, nous montre des leaders mondiaux avec un minimum de sens de responsabilité. Je le souhaite mais je ne vois pas bien claires les choses. Compte tenu de ce panorama gris, quelle est la dimension du prix que les immigres sont en train de payer en Espagne comme conséquence de la dégradation du marché du travail à cause de l'effondrement de certains secteurs employant une nombreuse main d'œuvre étrangère ? En réalité, c'est un prix très élevé : chômage, incorporation de certains immigrés d'entre eux à l'économie souterraine, perte de logements hypothéqués par d'autres qui résident depuis longtemps en Espagne alors que certains ont opté pour le retour à leurs pays d'origine. Il faut prendre en compte que nous sommes sur le point de dépasser cinq millions de chômeurs, soit près de 22% de la population active. Le taux de chômage des immigrés est supérieur à la moyenne nationale pour exercer dans des secteurs, tels le bâtiment, spécialement affectés par la crise et parce qu'aussi ils comptent la plus grande proportion de contrats saisonniers et sont les premiers à être licenciés par l'entreprise où ils travaillent. Le seul point positif, au milieu d'autant de difficultés, est qu'ils continuent de bénéficier gratuitement de l'assistance médicale et de l'éducation pour leurs enfants même s'ils ne sont pas en situation régulière. A ce plan, il faut le reconnaître l'Espagne fait preuve de générosité à l'égard des autres, et nous défendons fermement cette attitude face aux pressions exercées de la part de la droite espagnole. Quelles sont les causes profondes du chômage des immigrés, particulièrement, ceux d'origine marocaine ? Comme je l'avais signalé, les immigrés ont été spécialement affectés par la bulle immobilière en Espagne, la principale caractéristique propre de la crise économique en Espagne. La spéculation a débordé le poids de la construction de logements dans notre pays. Avant 2008, nous construisions plus de logements en Espagne qu'en Allemagne, en France, en Italie et au Royaume Uni. Ceci était devenu insoutenable et les dirigeants politiques du Parti Populaire et du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol n'ont rien fait pour l'éviter. D'autres immigrés ont été affectés par la récession généralisée au même titre que les espagnols parce que leurs contrats de travail sont saisonniers dans la plupart des cas. De nombreux travailleurs autonomes ont, par ailleurs, perdu leur emploi dans le bâtiment et le secteur des services. Ils se sont retournés à l'agriculture, ce qui rend encore plus difficile l'emploi pour les immigrés dans ce secteur. Y a-t-il une formule idoine à appliquer pour améliorer les relations entre le Maroc et l'Espagne aux plans politique, économique et social afin d'éviter de futurs épisodes de tension ? Je pense qu'il faut intensifier les relations à tous les niveaux à partir de la conviction selon laquelle les bonnes relations entre pays voisins, - spécialement entre le Maroc et l'Espagne qui sont unis par une infinité de liens historiques et culturels -, doivent être une priorité des gouvernements et organisations sociales les plus importantes tels les syndicats. Pour cette raison, j'ai accepté avec énormément de satisfaction l'invitation du secrétaire général de l'UMT, Miloudi El Mokharek, à nous rencontrer à Casablanca, les 3 et 4 novembre, pour aborder les possibles champs de coopération entre les deux centrales syndicales. Notre engagement est d'œuvrer fermement pour que les différends entre nos deux pays concernant certaines questions importantes que nous ne pouvons ignorer (je parle du Sahara, de Sebta et Melilla), ne détériorent ces relations. Compte tenu de ces questions conflictuelles, surtout celles qui touchent la souveraineté territoriale, la seule manière de les aborder sont le dialogue et le respect des résolutions des organismes internationaux, en particulier les Nations Unies, qui est le cadre idéal pour leur solution. Considérez-vous que le Maroc et l'Espagne sont-ils deux pays complémentaires au plan économique ? Ils le sont en partie et dans une large mesure dans les secteurs industriel et des services bien qu'ils soient deux concurrents dans le secteur agricole. C'est dans ce dernier secteur où l'Espagne et l'UE doivent être beaucoup plus généreux à l'égard de la capacité exportatrice du champ marocain. Le Maroc doit accepter, pour sa part, une Politique Agraire Commune de l'UE qui est réellement axée sur l'aide aux petits et moyens agriculteurs espagnols et européens pour que le secteur agricole continue d'exister dans nos pays. Ceci ne doit nullement s'ériger comme une barrière devant les exportations agricoles marocaines. C'est pour cette raison, les deux parties ont besoin de plus de dialogue et de volonté pour aboutir à des positions équilibrées.