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Beckett en amazighe ou l'amazighe à l'épreuve de la modernité
Publié dans Agadirnet le 02 - 05 - 2007

L'événement d'abord : le mois de décembre dernier, une troupe de théâtre gadirie a mis en scène, dans l'espace de l'IFA, la pièce symbole de Beckett : En attendant Godot. Une mise en scène de Mostapha Houmir et une traduction-adaptation de Mohamed Ouagrar, jouée par des jeunes qui se partagent la passion pour la langue amazighe et pour le théâtre. C'est cette passion qui explique la réussite d'un spectacle qu'on pourrait qualifier de «théâtre expérimental».
Au-delà de l'événement, il y a une épreuve, une autre parmi d'autres que l'amazighe subit (depuis sa légitimité !) pour prouver son statut de langue esthétique, capable de traduire la vision de l'autre dans son expression la plus singulière : l'absurde. Une épreuve dramaturgique, donc, qui entre dans les diverses manifestations (poétique, romanesque, cinématographique, intellectuelleŠ) que connaît l'Amazighe comme langue de la modernité.
En effet cette jeune troupe a choisi de dire en amazighe ce que la langue de Molière a réussi à exprimer pour un public occidental : l'absurde. C'est-à-dire le sens du non sens ; un jeu sur la langue qui dégage une philosophie et une esthétique : celle de l'autre. C'est un exercice où la langue se réfère à elle-même ; un exercice poétique au sens aristotélicien. Si nous partons du postulat que chaque langue a sa poétique, nous pourrons imaginer l'intérêt, mais aussi la difficulté, que présente le transfère d'une poétique en une autre. Tel est l'intérêt que présente cette mise en scène de la pièce de Beckett en amazighe.
La langue amazighe, grâce à la conjugaison du génie du traducteur et celui du metteur en scène, il faut l'avouer, la représentation a réussi la gymnastique linguistique de l'absurde. La preuve ? Le public a été captivéŠétonné au sens philosophique, durant deux heures : un spectacle qui a suscité l'éveil de la raison et de l'imagination ! (des rires, des applaudissements au milieu du spectacle, des questions aux voisins!). Une mise en scène qui captive par le fonctionnement de la langue : l'ennui ce jour-là était absent.
La troupe a réussi à faire partager avec le public un humour, une réflexion, une vision du monde empreints à la fois de la culture amazighe et de la culture occidentale. Ce n'est plus d'une esthétique élitiste qu'il s'agit mais d'une culture universelle à travers le prisme d'une culture locale.
Il faut dire cependant que l'apport des médiateurs, que sont le metteur en scène et le traducteur, se révèle dans le travail sur les signes non linguistiques amazighes : «les Clochards» de Beckett deviennent «des Bakchiches» soussis chargés de connotations qui rappellent celles des Fabliaux du moyen âge en Europe : des personnages réduits à leur intelligence élémentaire, au «bon sens» de Descartes. Une intelligence qui pose des questions qui touchent au sens oublié ou masqué par l'habitude et l'aliénation culturelle et sociale. A l'enfant de Beckett, c'est un fou à la Don Quichotte que préfère Mostapha Houmir, le metteur en scène. Ainsi l'enfant (une autre intelligence élémentaire), devient le trait d'union entre Godo, l'invisible, et des humains dans leur condition de mortels et surtout de chercheurs de vérité inaccessible, par le biais d'une intelligence dépouillée de tout, même de la culture religieuse : des humains sans Dieu (Pascal). Les noms subissent également un travail artistique ; ils perdent leurs connotations latines très marquées, liées à « Vladimir » et à « Estragon », pour devenir des noms universels : «Gogo» et «Didi», ainsi l'égalité entre les humains et Dieu et opérée !
L'intrigue garde sa rhétorique originelle car Beckett a réussi à donner à sa pièce la puissance d'une matrice universelle. La transposition en langue amazighe était naturelle. L'espace et le temps qui sont par essence des dimensions culturelles sont ancrés dans la culture amazighe. C'est l'aspect qui donne à la pièce plus de caché local. En effet, l'arbre générique de Beckett devient un arganier en deuil, dans un linceul blanc. Le travail sémiologique est intentionnel : la mort et la vie symbolisées d'une façon synchronique et non plus diachronique comme dans la pièce originelle. Une prouesse dramaturgique réussie.
Cependant l'essentiel est dans le langage car il s'agit bien d'une mise en scène de la langue amazighe qui devient la langue universelle : elle ne fait que traduire ce qui est universel dans les humains : leurs angoisses existentielles. C'est donc un langage d'humanité que cherche à tenir la pièce en amazighes, et elle a réussi. En effet dans la salle du spectacle, il y avait des français, des arabophones, des amazighophones : chacun reconnaît sa langue dans le rythme des phrases amazighes, dans leurs intonations, dans leurs sonoritésŠles gestes et les silences contribuent à la construction de la signification. Les acteurs, qu'il faut saluer ici, ont donné d'eux-mêmes pour habiller la gravité métaphysique du texte de Beckett d'un déguisement trivial et amusant, pour exprimer la mélancolie absurde dans un discours léger et divertissant. Que signifie donc En attendant Godo en amazighe ? Cela signifie avant tout que l'amazighe est une langue vivante comme les autres, qu'elle peut exprimer des poétiques quelle que soit leur origine, qu'elle porte en elle la puissance d'une langue universelle, qu'elle exprime à la fois sa vision du monde et celle des autres. Il suffit de lui donner la possibilité de le faire. C'est ce que l'IFA a fait ; car la liberté d'une langue, peut être aliénée (et sa seule faiblesse) par des rapports de forces autres que culturels.


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