Je n'aurais donc jamais écrit la moindre phrase d'accueil et de salut à l'une de mes lectures de poésie dans laquelle j'aime replonger, éprouvant à chaque fois le sentiment de retrouvailles nécessaires ? Me saisissant à nouveau de ce livre d'à peine quarante pages que je possède depuis plus de vingt ans et dont je ne me suis jamais séparé, j'éprouve aussitôt ce vif sentiment d'adhésion qui fait tout le prix de la poésie lorsqu'elle surgit en interlocutrice et tient compagnie à nos questions sans autre réponse possible que la poésie elle-même. Luisa Futoransky vit son recueil Partir, digo traduit en 1985 par Françoise Campo, aux éditions Actes-sud, sous le titre Partir, te dis-je. Cette poétesse argentine, qui habite Paris depuis des lustres, avait publié en 1984 un récit drolatique et mystérieusement grave Chinois, chinoiseries (Actes-Sud) dans lequel ses pérégrinations pékinoises nous étaient contées à partir de son activité de speakerine à Radio-Pékin, en langue espagnole. Je ne possède plus, hélas, mon exemplaire de ce livre, mais c'est comme si je l'avais sous les yeux : un récit où l'humour est la politesse de l'exil, un précis de dépaysement intérieur, fin et sensible, loufoque et franc, mélancolique et gai comme un pinson, une confession faite à soi-même, la quête avide d'une forme de désabusement enthousiaste devant les farces et la force de la vie, avec toujours sous-jacent, l'écho impossible à étouffer des suffocantes tragédies collectives. Il y a cependant quelque chose de subtilement victorieux dans l'écriture de Luisa Futoransky, un paradoxe entêté et vibrant, une révolte volatile qui revient nous hanter, la marque ineffaçable du savoir que tout sera effacé. Luisa est un personnage de lutteuse gourmande dont les combats avec la phrase ne portent jamais la marque d'une arrogance creuse ou d'une pensée veule. C'est quelqu'un qui sait regarder la vie en face et déchire silencieusement, avec des délicatesses de funambule, un rideau de larmes et d'alarmes jusqu'au moment où son rire va poindre. Dans la vie. Mais la poésie, c'est autre chose que la vie, à moins que ce ne soit, tout simplement, le seul avis audible sur la vie. Retrouvez donc Luisa Futoransky, venue de la pampa, en ce restaurant d'Ekoda : « On m'a servi le poisson qui palpite encore/ et ce n'est pas illusion de mon délire / on l'a découpé en fines lamelles avant de lui placer/ sur le cœur un tout petit chrysanthème/ les fleurs et les algues dilatent son agonie / car la vie, me semble-t-il, souvent tarde à s'éloigner / mais n'étant pas de la race des vainqueurs/ je n'ai jamais savouré le sang des vaincus ». Les poèmes japonais de Partir, te dis-je ne peuvent pas refouler longtemps au loin le pays natal de Luisa Futoransky : « kayabuki, une sorte de maison japonaise / qui se penche à la fenêtre de certains trains/ me renvoie aux ranchos de mon pays/ et dans ces lointaines constructions / où le vert est frontière de lui-même/ je bredouille : pampa, pampa, la pam-pa. / Il faudra sans faute que j'apprenne la technique orientale/ pour ne pas montrer la trame de l'amour ou de la peine / qui débordent en moi. » Heureusement, il y a un tigre dans le moteur poétique : « le tigre s'allonge / rugit afin d'aimer ses propres poumons ». Et une question : « Pourquoi donc n'ai-je jamais parlé / les langues du pays où j'ai vécu ? » De fait, Luisa Futoransky parle français en cascade veloutée et rugueuse, l'espagnol argentin sertissant la bourrasque de ses phrases. Avec tout ça, la tendresse demeure la grande énigme résolue par le poème. Regardant les autres, Luisa Futoransky convoque son propre reflet. Elle dessine le profil perdu et retrouvé de l'absence et de la présence au monde. Voici l'envoi d'un poème japonais : « Le père coud des kimonos/ la mère est coiffeuse. / Masatsugo joue d'un tambour appelé taiko / et dort à même le plancher de la boutique./ La mère en pleurant lui a dit hier de cesser de jouer / qu'il devait gagner sa vie d'une autre manière. » Le vers final affirme : « Le plus beau en lui, c'est que même endormi il sourit. » Ce sourire-là n'est pas celui de Masatsugo mais le sourire du « jeune chien Tango ». Il m'arrive de regretter que Luisa Futoransky soit arrivée trop tard au XXe siècle pour être lue par Jules Supervielle, merveilleux poète né en Uruguay et dont les œuvres sont désormais publiées dans un volume de la collection La Pléiade. Je crois que tel vers de Luisa aurait pu chanter sur une page de Supervielle : « Mon cœur a brouté dans toutes les prairies du monde. » Où ai-je lu plus troublante suggestion que celle-ci : « les mots comme un couvre-feu/ comme un substitut de la vérité, capable d'être prolongé » ? Alors, quoi ? « J'ai tant résisté à ce qui est simple, j'ai mis si longtemps / à libérer les pois de leur cosse / dans le creux de ma main il y a trois pois, trois pois verts, tendres et sans destin : l'un sert à savoir, l'autre sert à comprendre, le dernier à oublier savoir et comprendre. »