L'ouvrage publié par la journaliste américaine, Jane Rouch, en 1984, méritait plus d'attention qu'il n'en a obtenu. « Nous n'irons plus aux bals nègres » (Scarabée et Ciel éd.), c'est un véritable kaléidoscope, un forum oû résonnent les éclats d'une expérience passionnée et passionnante : «J'étais là ; telle chose m'advint.» La bonne foi de Jane Rouch se double d'une curiosité inextinguible et d'une bonne dose de chance, cette alliée des grands reporters. Les deux tiers du volume sont consacrés à l'Afrique ; l'Argentine, le Pérou, l'Iran, le Yémen étant aussi évoqués. Nul point du monde ne semble devoir manquer à la boulimie de la voyageuse. Son art du coup d'œil et du montage nous rappelle qu'elle était l'épouse du cinéaste Jean Rouch. Et «Nous n'irons plus aux bals nègres» tient du film d'aventures autant que de la comédie musicale ; c'est une sorte de carnet de route chantant ! Avec des moments pathétiques et, aussi, des occasions de sourire. L'ouvrage doit son titre à une anecdote qu'il faut rapporter afin de bien marquer que pas un mot n'est inscrit pour rien dans ces pages:«Un soir de l'an 1956, en route pour le Bal Nègre de la rue Blomet avec Hamani Diori, Saayfoullaye Diallo et Sékou Touré, à la dernière minute, le futur président guinéen se met à bouder:«Non. Allez-y sans moi. J'ai mal aux pieds. Je vais me coucher!» L'année précédente, Jane Rouch avait rencontré à Londres le Kabaka, Mutesa II, un souverain noir déporté par le gouvernement britannique pour avoir refusé de fédérer l'Ouganda avec le Kénya. Déposé, celui-ci s'éteignit en 1986 dans un logis situé près des docks de Londres. «Nous n'irons plus aux bals nègres» est un festival d'anecdotes : ainsi, celle qui montre l'ambassadeur du Pakistan à Madrid invité au Ghana pour les fêtes d'indépendance et interrogeant l'auteure:« Ici, nous sommes en Côte-d'Ivoire ou en Sierra Leone?» Ou Martin Luther King décochant à Nixon« Au lieu de vous balader en Afrique, vous feriez mieux de voir ce qui se passe en Alabama.» La méthode de Jane Rouch, c'est une gaîté de vivante, le désir de voir et l'appétit de comprendre sans le fardeau des préjugés et des paresses du cœur et de l'intelligence. Elle cite l'adage peul: «Flamme et rosée, l'étranger doit surgir, rafraîchir, et puis partir.» L'amitié nous vaut des portraits de personnages étonnants, comme celui de Damouré Zika, auteur de «Mystérieux et dommage d'affaires» (la Nouvelle Revue Française, 1955):«Devenu agent technique de Santé à Niamey, aujourd'hui père d'une trentaine d'enfants, bien assis sur son trône polygame, de Ménie Grégoire, Damouré ne ferait qu'une bouchée.» Sympathisant avec les enfants et le petit peuple, Jane Rouch n'est pas dupe des puissants:«…à Ouagadougou, après l'indépendance, des nuées de “Noirs à col blanc“»font un saut périlleux dans des Versailles importés d'extrême urgence. Au passage de l'un de ses compatriotes récemment motorisé, un piéton mossi remarque:«Il nous fait déjà manger sa poussière (…) On ira jusqu'à importer du terreau de France, à raison de 4 000 francs CFA le sac de cinq kilos, dans une république réputée pour la fertilité de ses sols littoraux.» «Nous n'irons plus aux bals nègres» est un livre pétillant, crépitant, où l'allégresse et la tristesse passent comme par rafales, s'inscrivant dans une mémoire qui s'est nourrie de tout le visible et d'un peu de surnaturel aussi. Ce qui prime, dans ce livre, c'est le goût, l'instinct primordial de la liberté d'une nomade. Et Jane Rouch de citer Jean Rouch, qu'elle appelle sinon, savoureusement, Rouchouchou!«C'est sans doute ma plus grande fierté que d'avoir sollicité (…) Oumarou Ganda, le docker sans emploi fixe au port d'Abidjan, l'Edward G. Robinson de Moi, un Noir, (…) champion désespéré de tous les combats perdus, c'est-à-dire aussi, champion du monde toutes catégories de la liberté.» Suit un portrait irrésistible de ce docker devenu homme-orchestre et passé de comédien à réalisateur de films primés à Cannes et à Moscou.